Texte
de Guillaume MARCHAND - Revue "GRAIN DE SABLE" Février
1999
Mérovée
a mis les voiles.
Jean-Michel et Nicole n’avaient pas rêvé de faire fortune.
Leur richesse est celle du monde qu’ils découvrent en famille.
Long de ses douze mètres, assuré de ses quatorze tonnes, Mérovée
fêtera, cette année ses vingt ans, avec pour seul regret d’être
obligé de souffler ses bougies à quai. Déjà presque trois ans
qu’il est là, amarré dans le port de Saint-Pierre à la Réunion,
cette petite goutte d’eau de l’administration française en plein Océan
Indien. Trois ans sans caresser la moindre vague, sans caracoler au
milieu des dauphins, sans sentir gonfler sa grand voile, seuls les
clapots engendrés par les bateaux à moteur viennent de temps en temps
rappeler que l’on n’est pas sur la terre ferme. Et même si sa
grosse carcasse en acier aurait bien besoin d’un bon coup de peinture,
tout le monde est prêt à mettre la main au pinceau si seulement cela
pouvait accélérer le départ. Mais ils le savent tous, ils ne pourront
pas larguer les amarres avant deux ans. Le cinquième membre de la
famille Maheu a encore le temps alors de faire peau neuve. Heureusement
encore qu’ils vivent à son bord, même s’ils ont quelque peu perdu
l’habitude de lui parler, de l’encourager, il sait qu’ils ne lui
feront pas d’infidélité. Ils ont bien essayé, il y a quelque temps
d’habiter une case, mais ils n’ont pas tenu plus de deux mois «On
ne s’entendait pas parler, la plupart du temps on parlait tout seul,
c’était bien trop grand, nos voix se sont adaptées à l’espace du
carré, nous avions l’impression d’être obligés de crier pour nous
entendre». En vérité, personne ne tenait vraiment à laisser Mérovée
tout seul sur le port. Jean-Michel, Nicole, Tanguy et Marine n’ont pas
vraiment jeté leur baluchon à terre, la Réunion n’est qu’une
escale, même si celle-là est la plus longue qu’ils auront faite
depuis dix ans. Surtout ne leur demandez pas ce qu’ils auraient voulu
pour Noël, même Marine est prête à renoncer à ses rollers. Nécessité
oblige, les finances étant au plus bas, chacun prend son mal en
patience en faisant semblant de ne pas trop y penser. Nicole s’affaire
dans son cabinet d’infirmière, la cause de cette escale si longue,
mais aussi la source de la nouvelle cagnotte, Jean-Michel s’occupe en
louant des tentes et les enfants ont pris le rythme du collège. Une
autre vie, celle des sédentaires que ni les uns ni les autres ne
connaissent vraiment. «Je suis
presque née sur le bateau» déclare fièrement Marine du haut de
ses onze ans, il est vrai qu’elle n’avait que dix-huit mois lorsque
Mérovée a quitté le port de Toulon, le 22 août 1989. Tanguy
n’avait que deux ans de plus, autant dire que l’une et l’autre ne
savent pas ce qu’est la vie entre quatre murs, tout au moins n’en
ont-ils pas le souvenir. Et ils ne peuvent pas compter sur leurs parents
pour leur expliquer ce que cela signifie. Certes, ils ont bien été
propriétaires d’un petit appartement sur Paris ; ils avaient
comme presque tout le monde pris un abonnement sur quinze ans. «Mais il nous manquait cette interrogation que nous avions toujours
connue le matin en nous levant sur ce qu’allaient être les semaines
à venir. Très vite nous nous sommes rendus compte que nous ne nous
ferions pas à cette monotonie d’un travail fixe, réglé une fois
pour toutes.».
Pourtant, Nicole exerçait son métier
d’infirmière ce qu’elle faisait depuis qu’elle avait obtenu son
diplôme ; Jean-Michel, lui, travaillait toujours dans le monde du
parachutisme- il était même devenu directeur technique national
adjoint de l’équipe de France de parachutisme. Or il se serait bien
passé de cette prise de galons qui l’avait obligé à un travail de
bureau. Il n’était pas dupe, il savait bien que ce titre ronflant de
directeur technique n’était en fait qu’une mise au placard. Mais il
l’avait bien cherché, on ne s’attaque pas impunément à un lobby,
surtout lorsque celui-ci n’est autre que l’armée. Parce que voilà,
ce qu’ils cachent modestement, l’un comme l’autre, c’est
qu’ils ont tous les deux fait partie de l’équipe nationale de
parachutisme, qu’ils n’ont vécu pendant presque quinze ans
qu’entre ciel et terre. Si Nicole exerçait bien son métier
d’infirmière, ce n’était que de façon intermittente, entre chaque
période d’entraînement. Elle passait plus de la moitié de l’année,
sur les aérodromes, parachute sur le dos, pour vivre cette véritable
passion qui pour Jean-Michel est une véritable drogue, à laquelle il
s’efforce de ne plus toucher. Il y était pourtant accro, au point
d’en faire en 1974, à 24 ans, son métier. Tout a commencé pour lui
un certain été de 1968 : «J’avais dix-huit ans et je ne comprenais plus vraiment pourquoi nous
jetions des pavés sur les C.R.S. En même temps mon avenir était
presque tracé. Mon père avait fondé une petite entreprise de prêt-à-porter,
je suis fils unique, alors bien évidemment mes parents s’étaient
imaginés que je reprendrais la suite. Pour moi, il n’en était pas
question, je tenais, déjà, à cette époque, trop à mon libre arbitre
pour me soumettre à une vie que je n’aurais pas choisie. Et je leur
suis reconnaissant de ne pas avoir tout tenté pour me retenir
lorsqu’un jour je leur ai annoncé que je voulais faire du
parachutisme mon métier.» Cet été là donc, il s’inscrit à un
stage de parachutisme et il mettra plus de vingt ans à atterrir. Des
années qu’il ne verra pas passer, toutes entières consacrées
uniquement à cette passion : entre son métier de moniteur
instructeur, de compétiteur sportif de haut niveau et d’entraîneur
national à partir de 1981, il n’est pas un moment qui ne soit consacré
au parachutisme. A tel point qu’il en oublie qu’il a construit une
famille, qu’il a trois enfants et une femme qu’il ne voit quasiment
pas. Un premier mariage qui ne survivra pas à cette vie de
saltimbanque, sautant d’un aéro-club à l’autre, d’un pays à
l’autre. Une vie que seule une autre passionnée pouvait supporter. Et
c’est peut-être le seul moment de leur vie où Jean-Michel et Nicole
sont tombés dans le plus classique : il était son entraîneur,
elle était sélectionnée dans l’équipe de France, ils partageaient
la même passion, ils s’aimèrent et n’eurent … que deux enfants.
Une belle histoire en sorte qui aurait pu se contenter de vivre dans la
passion des airs. Mais c’était sans compter sur le caractère impétueux
de Jean-Michel.
En devenant entraîneur national de l’équipe
de France de parachutisme, il décide d’en finir avec l’hégémonie
des militaires. Est-ce parce qu’ils lui ont toujours fait barrage lors
des sélections en équipe de France, ou parce qu’il ne supporte pas
cet esprit trop rigide ? Une chose est certaine, il s’amuse
toujours du fait qu’il a été réformé du service national pour
inaptitude au saut en parachute. Toujours est-il qu’il avait réussi
à obtenir un financement pour la préparation des athlètes ; ce
qui l’obligeait à organiser une sélection des candidats. Les
militaires ont refusé de se plier aux nouvelles exigences et l’ancien
champion du monde, militaire de carrière, n’a pas franchi cette étape
des sélections. Jean-Michel ne l’a pas accepté dans l’équipe de
France. « Je savais que je
m’attaquais à un énorme lobby, le sport parachutisme jouit de la
plus grande aura dans le monde militaire. Mais j’ai tenu bon et les
championnats du monde de 1984 ont eu lieu sans lui ». Le
verdict ne s’est pas fait attendre longtemps ; quelques mois plus
tard les militaires ont obtenu la mise au placard de Jean-Michel :
«Au début je pensais que je
pouvais tenir. Je continuais à critiquer cette mafia militaire, mais très
vite j’ai dû me rendre à l’évidence : ils avaient fini par
m’avoir et je devais me satisfaire de cette pseudo-promotion».
Dans le même temps, Nicole avait commencé à renoncer au parachutisme,
ses derniers sauts avaient eu lieu «en tandem»,… Tanguy avait volé
avant de naître.
En 1986, Nicole et Jean-Michel entrent
donc dans une nouvelle vie. Les parents de Jean-Michel n’y croient pas
vraiment, ils le connaissent trop bien, voilà que leur fils décide à
trente six ans d’avoir une vie normale ! Toutefois, Jean-Michel
et Nicole achètent cet appartement à Paris ; ils s’installent,
ils profitent paisiblement de leur nouvelle vie de famille. Un jour,
l’idée leur vient puisqu’ils ont maintenant un peu plus de temps,
qu’ils pourraient s’évader de Paris, le week-end, en faisant un peu
de voile, comme cela juste pour s’aérer un peu. «J’avais
fait un peu de voile quant j’étais gamin, pendant les grandes
vacances ; le jeu de plage qui dégénère ; une occupation de
vacances en somme. La dernière fois que j’étais monté sur un
bateau, c’était à l’âge de dix-sept ans, avec un copain, on
faisait la traversée Belle-Ile à Quiberon, on s’est essuyé un coup
de vent, j’ai eu la peur de ma vie, le bateau était amoché, je
n’avais jamais remis le pied sur l’eau depuis ». Il
n’aurait pas dû alors parler à un collègue de cette envie
d’escapade nautique. Ni une ni deux, ce dernier lui prête son bateau.
Jean-Michel n’ose pas refuser, la petite famille se retrouve à bord
d’un petit huit mètres pour une balade de huit jours le long des côtes
bretonnes. Nicole est ravie, Tanguy n’a pas été malade et
Jean-Michel a réussi, mais le parachutisme lui avait donné
l’habitude de vaincre son appréhension. Rentrés à Paris, ils se
disent même que cela pourrait être sympathique de s’acheter un petit
bateau, que cela serait plus pratique, qu’ils pourraient en profiter
plus souvent. Un petit voilier, juste pour faire quelques sorties en
mer, simplement pour rompre la monotonie de la vie parisienne.
«Mais, que diable avait-il besoin de m’accompagner à la Fnac ?! »,
se dit aujourd’hui encore sa mère. Parce que, même si elle ne l’a
appris que bien plus tard, c’est un peu à cause d’elle qu’ils
sont partis. «J’aimais bien la
littérature maritime, les récits de voyage. J’avais lu ceux d’Antoine,
ceux des frères Poncet, mais jamais je ne m’étais dit que
j’aimerais bien faire ce qu’ils ont fait. Je les lisais simplement
pour m’offrir cette part de rêve, par plaisir. Un jour
j’accompagnais ma mère à la Fnac et je tombe sur le livre d’Antoine :
Mettre les voiles, il explique comment faire pour partir à la
voile, pourquoi naviguer, il montre que c’est facile, qu’il n’y a
pas besoin d’être un vieux loup de mer pour réussir. Je l’achète :
et là, le déclic ! Je rentre à l’appartement et déclare à
Nicole que ça y est, j’ai la solution !» Comme tous ceux à
qui il allait l’annoncer, Jean-Michel pouvait lire dans le regard de
Nicole ce léger sourire que l’on adresse aux doux rêveurs. Mais elle
ne s’oppose pas non plus vraiment à cette idée, cela faisait à
peine un an qu’ils avaient posé leur sac et déjà la monotonie
commençait à devenir pesante. Elle était même presque insupportable
pour Jean-Michel ; il ne réussissait pas à se faire à cette vie
cloîtrée dans un bureau. Il se lance alors dans ce qu’il appelle son
marathon de lecture maritime. «J’ai lu tout ce qui avait
trait de près ou de loin à la navigation ; en moins d’un ans
j’avais épuisé toutes les librairies. Sans être un intellectuel
c’était impressionnant avec quelle facilité j’enregistrais toutes
les informations techniques, toutes les indications pratiques.
Aujourd’hui encore je m’aperçois que celles-ci me sont bien utiles
et que je ne les ai pas oubliées.» De fil en aiguille, le projet
prend chaque jour un peu plus forme et les escapades maritimes prennent
un autre sens. Jean-Michel applique les savoirs qu’il emmagasine dans
ses livres et Nicole se fait peu à peu à l’idée que ce serait peut-être
possible de partir. «Au départ,
j’avais d’énormes réticences non pas par peur de la mer, ni même
parce que ce projet était un peu fou, mais surtout pour les enfants. Je
travaillais dans un service d’urgences à l’hôpital et chaque jour
je voyais des enfants abîmés, des tendons coupés, des membres cassés,
enfin de nombreux problèmes médicaux et chirurgicaux contre lesquels
je ne pouvais rien faire. Alors partir avec des enfants, qui plus est en
bas âge, cela me posait d’énormes soucis ; partir loin de tout
sans pouvoir leur apporter ce que chacun peut attendre au niveau de la
santé, ça a été vraiment la pierre d’achoppement et la source
profonde de ma résistance. Pourtant, c’est vrai que la vie à bord
nous plaisait bien. Nous étions allés jusqu’aux îles Scilly en
Angleterre, Tanguy était tout petit, l’excursion s’était très
bien passée, mais de là à dire on largue tout, il y a un grand pas à
franchir. Pour Jean-Michel, c’était vraiment un déclic, j’ai eu un
cheminement plus long, cela s’est fait petit à petit, mais une fois
que j’avais franchi mes réticences, une fois que j’avais accepté
et aussi fait ce choix, c’était fait, il n’était pas question de
revenir en arrière.» En fait, il ne s’écoulera pas tant de
temps entre le déclic et la réalisation du projet ; trois petites
années séparent le moment où Jean-Michel achète le livre d’Antoine
et le départ. Le temps de se familiariser avec la mer avec le premier
bateau, le temps de passer les permis nautiques, le temps de se préparer
en somme. De plus, il fallait un bateau adapté, plus long, plus gros,
plus habitable, plus navigable. Lorsque la décision fut prise de vendre
le petit pour en acheter un plus gros, ils ne se posaient plus de
questions, ils allaient partir. De toute façon, ils ne partaient pas
pour longtemps, pas plus d’un an, c’est tout au moins ce qu’ils
disaient aux amis, à la famille. Eux-mêmes ne savaient pas vraiment ;
leur seul but n’avait été en définitive que de se rendre aux
Antilles. A force d’en parler, de préparer leur projet, ils sentaient
bien qu’ils ne pourraient plus faire marche arrière. Jean-Michel a
pourtant bien cru qu’ils n’y arriveraient pas : ils étaient
partis en Corse pour prendre en main Mérovée, leur nouveau bateau,
pendant cinq semaines, ils se sont pris coup de vent sur coup de vent,
ils se sont fait ballotter sans arrêt ; arrivés à Toulon
Jean-Michel aurait compris que Nicole ne veuille plus partir : « Quand
je lui ai demandé ce qu’elle avait pensé de nos vacances et
qu’elle m’a répondu qu’elle trouvait ça pas mal, je me suis dit
que c’était bon, nous étions pour ainsi dire partis.» Il ne
restait plus qu’à finir les préparatifs, d’abord vendre
l’appartement. Au prix où ils l’avaient acheté ils espéraient
tout au plus pouvoir rembourser le crédit «Financièrement
notre projet ne tenait pas du tout la route, nous nous étions endettés
pour acheter le bateau, nous n’avions pas un sou vaillant, surtout
nous ne pensions même pas réussir à vendre l’appartement. Mais,
nous avons eu une chance et nous l’avons saisie ! Nous sommes
tombés en plein boom de l’immobilier, la vente de l’appartement
remboursait le crédit, nos dettes du bateau et nous assurait une
cagnotte pour voir venir deux, trois ans sans travailler.».En
quinze jours, l’appartement vendu, il ne restait plus qu’à démissionner.
Fin mai, tout le monde déménage direction Toulon où il est prévu de
passer trois mois pour aménager le bateau.
Mérovée les attend sur ses béquilles
dans un petit chantier de Toulon ; il n’est pas seul, il y a là
six ou sept bateaux en préparation ,eux aussi pour partir. Alors,
lorsque les Parisiens débarquent avec leurs deux petits marmailles et
qu’ils se mettent au boulot presque dix heures par jour en pensant
pouvoir partir avant la fin août, tout le monde sourit avec
complaisance. Au chantier, tous les préposés au départ avaient aussi
été plein de certitudes et cela faisait maintenant plus d’un an pour
certains qu’ils étaient là à essayer de partir. Les railleries ont
quand même fini par se taire, lorsque fin Juillet Mérovée était
presque prêt. Le 22 août 1989, plus d’un s’est dit qu’il
faudrait bien qu’il se mette un sacré coup de pied dans le derrière
lorsqu’il voit la proue de ses amis parisiens s’éloigner. «Nous
avions travaillé comme des malades, sans même nous en rendre compte ;
à partir du moment où nous avions quitté Paris, nous étions pour
ainsi dire partis et le 22 août quand nous avons pris la mer nous étions
exténués, mais tellement heureux !» Direction les Baléares,
puis l’Espagne, d’où en quelques sauts de puce ils se retrouveront
cinq jours plus tard à Tanger. Une petite promenade que nombre de
plaisanciers font chaque année pour les vacances. Le premier grand pas
à franchir est celui de Tanger à Madère, sept cent milles à
parcourir, sept jours de navigation sans poser le pied-à-terre. «C’est
le seul moment où nous avons hésité et où nous avons peut-être été
un peu fous. Depuis le départ, Marine était malade, elle ne cessait
pas de vomir, il était impossible de lui faire manger quoi que ce soit,
de la faire boire ; cela commençait mal. Nous avons quand même décidé
d’effectuer la traversée en nous disant que si cela ne s’arrangeait
pas, nous arrêtions là notre aventure.» Deux jours de traversée
et Marine se remettait à manger, le temps de «s’amariner» comme on
dit. Trois cent milles de Madère aux Canaries, alors lorsque l’on
vient d’en parcourir sept cents, on n’hésite pas. Là, c’est déjà
un autre monde, dans les ports, sur la marina, il n’y a guère de
touristes, la plupart des plaisanciers sont déjà des voyageurs qui le
plus souvent font profiter les autres de leurs expériences, de leurs
plaisirs, de leurs envies, de leurs conseils. «Tout notre voyage s’est nourri de ses rencontres, des envies, des désirs
qu’elles créaient.». Trois semaines aux Canaries et les voilà
repartis ; le Cap Vert d’où de toute façon il devient presque
impossible de revenir pour cause de vents contraires ; et c’est
le grand saut : la traversée de l’Atlantique, vingt jours de
mer, la magie des grandes traversées : «Le temps n’a plus vraiment de consistance, il t’appartient.
Tu es à
la fois contemplatif et penseur :
la mer… et tes réflexions se libèrent. C’est quelque peu
difficile à expliquer ; par exemple, lorsque la traversée
ne dure que quelques jours, entre l’excitation du départ et celle de
l’arrivée, tu n’as absolument pas le temps de t’installer dans
cette durée, de ressentir en quelque sorte l’écoulement du temps.»
Ensuite, c’est l’arrivée aux Antilles, le but qu’ils s’étaient
fixés ou plutôt l’alibi qu’ils s’étaient donnés, car la
cagnotte de bord leur accordait trois ans de voyage et ils avaient décidé
d’en profiter. Les nombreuses rencontres leur donnaient à chaque fois
de nouvelles envies : New-York «c’est
l’arrivée qui, avec celle aux îles Marquises nous a le plus ému,
les paysages, le mythe aussi de ces deux lieux, mais également
l’attente. C’est peut-être là, la différence entre le voyageur et
le touriste, notre esprit est en quelque sorte entièrement tendu vers
notre destination, vers le pays dans lequel nous arrivons. Par exemple,
en arrivant à New-York, il s’est passé huit heures entre le moment où
nous avons vu le sommet des gratte-ciel et celui où nous avons posé le
pied sur le sol américain. A peine le temps qu’il faut pour faire
Paris- New-York en avion. Nous avons eu le temps d’observer, de nous
approprier, de désirer ce paysage, alors que lorsque tu prends
l’avion, tu pars avec tes soucis et tu n’as pour ainsi dire pas le
temps de penser que tu vas à New-York, que tu y es déjà.» Les
Bahamas, «nous avons rencontrés
des gens qui revenaient du Québec, ils nous en ont parlé avec une
telle ferveur, qu’ils nous ont donné envie d’y aller. Ils nous ont
offert leur cartes marines, ils nous ont indiqué les endroits où faire
escale, les bonnes adresses.» Ainsi, de rencontre en rencontre, de
lecture en lecture, la petite famille Maheu chemine le long des côtes
américaines. D’escale en escale, ils se retrouvent fin 92 à Panama :
«La première porte qui ouvre sur
un autre océan, le Pacifique ! La franchir signifiait que nous ne
rentrions pas tout de suite. Nous ne nous sommes même pas posés la
question. Nous n’avions pas envie de rentrer et nous étions curieux
d’aller faire un tour dans le Pacifique. Même là, nous ne pensions
pas faire le tour du monde, nous n’y avons jamais vraiment pensé. Nous
nous sommes toujours laissés porter par nos désirs, par le plaisir
de faire des rencontres, d’essayer de comprendre comment les habitants
de la terre faisaient pour l’habiter Par deux fois, nos désirs ont été
quelque peu influencés par la cagnotte de bord. La première, c’était
à Nouméa, où nous sommes restés un peu plus de deux ans et la
seconde c’est ici, à la Réunion. Mais nous n’avons pas envie de
nous poser, dès que nous avons renfloué les caisses, nous repartons.
En ce moment, nous rêvons d’Amérique du Sud. »
Tanguy et Marine s’imaginent déjà
partant à la découverte de ce nouveau pays. S’ils étaient trop
petits pour bien se souvenir de l’Amérique, ils n’oublieront pas le
désert australien, les îles Salomons, l’Asie, la Thaïlande, l’Indonésie,
toutes les rencontres qu’ils ont faites à chaque escale. Un vrai rêve
de famille, «ce qui a toujours était notre ligne directrice dans notre voyage. Il
s’agissait d’abord de vivre une aventure en famille, avec les
enfants. Nous avons vécu des moment merveilleux avec eux, comme par
exemple lorsque nous avons appris à lire et à écrire à Tanguy.
C’est à la fois formidable et extrêmement difficile de faire l’école
à ses enfants». Pourtant, à chaque escale, les enfants se sont
tout de suite adaptés à la vie des écoliers terriens, «c’est
super cool !» s’écrie Marine, même si elle ne redoute pas
de retourner en cours sur le bateau, car «c’est
génial aussi». La seule différence qu’ils ont avec leurs
camarades de classe c’est qu’ils ont du mal à se retenir lorsque,
par exemple, le cours porte sur les mammifères marins, à ne pas dire
qu’ils se sont déjà baignés avec des cachalots. Des enfants tout à
fait normaux, avec seulement quelques bons souvenirs de plus. «Nous
n’avons pas envie d’en faire des petits animaux savants, tout au
plus seront-ils un peu plus habitants de la planète que d’autres.»
De toute façon, ce sera à eux de choisir. Même si Jean-Michel ne préfère
pas trop penser à cette échéance, il sait bien que les enfants auront
peut-être envie de poser leurs sacs à terre. Difficile de s’y résoudre,
«mais il n’est pas question de
continuer sans les enfants. Et je ne trouverais pas normal, ajoute
Nicole, qu’ils n’aient pas envie d’autre chose. Alors, s’il faut
savoir laisser venir, il faut aussi pouvoir construire par derrière. Nous nous sommes toujours dit qu’il nous fallait deux, trois rêves
d’avance pour ne pas être pris au dépourvu.» On peut
compter sur eux, ils en ont déjà quelques uns, dont ils ne parleront
pas, ce rêve n’étant pas encore fini.